Quatrième Ratabouillade à Fay, organisée par Jacques Juillard alias "le Petit Homme": septembre 2019 

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   La Ratabouillade estivale racontée par Victor Sieso

    Jean Pierre nous l’avait bien signalé, ça ne fait pas tellement longtemps, qu’il ne pourrait être des nôtres, pour les raisons que l’on connaît, pour ce nième rendez-vous de fin d’été. Il semblait le regretter, et nous plus encore. Il ne fallait plus se voiler la face, l’exitus était affaire de jours, de semaines. Et comme l’année d’avant, nous fûmes tenus en haleine avec un crescendo croissant, révoltant. Car le Ratabouilleur en chef nous faussera compagnie au moment même où l’on s’apprêtait à rentrer chez nous à l’issue d’une rencontre de plus, réussie à tous égards. Comme si l’absent pour toujours avait eu la prescience qu’il ne fallait pas qu’il s’en aille avant que notre programme soit entièrement réalisé.

     Jacques le « petit homme » avait du souci à se faire avec toutes ces réservations qui pouvaient lui retomber sur les bras, une vingtaine cette année, mais c’est comme si le Castelnauvien de la rue des Tribuns qui s’est éteint le lundi après-midi, avait eu l’élégance de nous laisser libres de nous esbaudir pleinement l’espace de ce w-e élargi de prime automne. Fay de Bains n’est pas un site thermal comme son nom pourrait le laisser entendre, il s’agit d’une petite dépendance rurale d’une plus importante bourgade, Bains donc, et la seule voie qui passe à proximité de là n’est pas celle des Romains mais bien le chemin de St Jacques (pas notre Jacques du Puy, mais bien le « recueilli » de Compostelle). Toujours est-il que le gîte de Fay, nommé gîte du Velay, pouvant accueillir jusqu’à 40 personnes, se cache en ce coin tranquille perché au sein du Dévès, à 1100 m d’altitude. C’est là que l’ami Jacques, nous a donné rendez-vous. Les amateurs de cols n’auront peut-être pas grand-chose à se mettre sous la dent, encore que, mais les amoureux des espaces ouverts, des vieilles pierres, des belles traditions (cette fois une fête médiévale donnée pour les journées du Patrimoine) auront tout à gagner au vu d’un ciel plus que clément en fin de compte.

      Il y eut au moins un Gérard et un Jean-Marie , peut être avec Michel et Martine, à partir s’égayer dès le vendredi pour glaner en parcours routier quelque ensellement local. On s’était mis d’accord avec Bernard de Castelnau pour n’arriver qu’au moment du premier apéritif collectif. Le temps des retrouvailles doit rester un moment heureux et partagé où l’on se sent soudés, portés dans le cas présent par un même élan de compassion et de tristesse contenue. On a remonté vers le Larzac depuis la plaine héraultaise avec une averse orageuse bien sentie en guise d’avertissement : le temps allait-il nous défavoriser là bas vers ces terres volcaniques proches de la Loire et de l’Allier ? Il est des fois où dame météo est quelque peu menteuse, eh bien « Jacques l’édenteur » a pu se comporter en authentique arracheur de dents lorsqu’il parla de circuits roulants y compris pour vélos de ville, voire randonneuse : dès samedi, dame Cécile fut mise dans l’embarras avec son fin destrier léger dans les passages de lave pulvérisée, de cailloux accrocheurs, de pentes enracinées traitresses. Je connus un âge qui s’éloigne maintenant de plus en plus où je pouvais tout me permettre avec mon demi-course d’alors, aujourd’hui, pour prendre juste un exemple, j’aurai même du mal à grimper Roques Blanques sur un vtt ! Je suppose que pour la majorité d’entre nous, la comparaison reste valable.

     N’exagérons rien, Cécile se coltinera la boucle en grande partie, et saura avec quelques autres passablement interloqués par le caractère globalement plat ou descendant proclamé, bifurquer pour rallier des portions asphaltées mieux à même de respecter le matériel pas vraiment adapté pour les pistes agricoles ou forestières que nous suivîmes. Nous ne retiendrons que la beauté des points de vue, l’ampleur des paysages traversés, la diversité des clairières parcourues, les méandres des antres forestiers visités, et oublierons vite les petites secousses et autres trémulations-trépidations imposées par le caractère brut des voies choisies. D’ailleurs, et ce n’est pas la première saison, de plus en plus de participants depuis quelques années délaissent le tout terrain pour la routière avaleuse exclusive de goudron.

      Bien sûr, face à une météo annonciatrice d’une dégradation venue en force du sud (épisode cévenol attendu sur les versants sud de nos chères Cévennes), il a été préférable d’inverser le parcours du samedi avec celui du dimanche. En cas d’averse drue, de précipitation inopinément intense, on saurait trouver refuge en la belle ville du Puy où se donnaient les fêtes médiévales. Le vent du sud fouettard colporteur de nues chargées nous accorda pourtant le sursis pour cette première journée, qui fut donc sauvée des eaux, ouf ! Alex dans son langage imagé nous avait bien avertis que du côté de Castelnau, d’autres nuages aussi s’amoncelaient…

      Nous emprunterons des chemins rustiques reliant des bourgs ancestraux, tracés immémoriaux jalonnés par des pélerins de tout acabit. Nous en rencontrerons pas mal, en sac léger plutôt qu’en lourd équipage. Des dames surtout. Le chemin vers le champ d’étoiles, tout comme celui de Stevenson, sont plus abordables certes avec les navettes transférant les affaires de gîte en gîte, d’étape en étape. Mais les 4*4 des chasseurs ou les gros tracteurs des péquenots paysans du cru (ce sont eux les mainteneurs de paysages ouverts, bien plus que les touristes baladeurs qui viennent à passer par là) se feront aussi remarquer entre deux gouttes perdues et un claquement de fusil lointain.

      Le regard curieux aura apprécié la colchique d’automne et la pâquerette de toutes les saisons, fors le rude hiver ; et nul n’aura manqué le tableau coloré de ces demeures de pierres éruptives offrant selon les hameaux leur éventail de teintes variées allant du jaune au rouge, de l’ocre au noir. Est-ce la lentille qui gisait encore dans tel champ d’où émergeait encore quelque tête jaune de tournesol ? On la récolte au fort de l’été, cela semble étonnant ; pas du sarrasin en tout cas, ni du sorgho, qu’on se plaît à ensemencer ici et là, plus bas dans les plaines. Le temps est venu des labours et des épandages de lisier: même un nez pris ne pouvait rater l’effluve puissant de ce fertile sous-produit de l’étable. Campagne d’antan et rustiques sensations, le pouvoir olfactif peut nous porter loin.

     Régis qui se plaint de ses épaules suite à un récent crapahutage dans les Vosges, ne s’est pas joint à nous, il s’est calfeutré de bon matin pour suivre la confrontation sportive Argentine contre France (à moins que ce ne soit l’inverse, pardonnez l’illettré du ballon !). Les Poyer iront de leur côté sur les petites départementales officielles rejoindre le lac du Bouchet où nous ne passerons que dans l’après midi. Sûr que nous visitâmes ce lac de cratère en excursion cyclotouristique avec JPR en fin de siècle dernier. Je ne sais plus le plat que nous servirent nos hôtes le vendredi soir, mais la truffade du samedi était goûteuse, ce n’est ni fondue ni gratin, et nous ferons honneur à l’écuelle bien garnie en dépit des apéritifs antérieurs toujours aussi abondants et jamais à court d’un fromage, d’une tapenade, d’une tielle ou d’un pernod artisanal. Il faut songer à laisser non seulement de la place pour le repas principal, mais encore pour la grolle et la goutte d’avant le coucher ! Pour certains de capacité limitée, dont je suis, ce fut l’esquive discrète devant la verveine ou autre vulnéraire fortement alcoolisée : les 72 km avec 1200 m de dénivelé n’étaient peut-être pas suffisants pour creuser l’estomac au bout de cette première journée de découvertes en terres hautes. Et comme le lever des troupes le lendemain est programmé assez tard (petit déjeuner vers 8 h pour un départ vers 9 h), je ne dirai rien des « ronfleries » des écluseurs du clair de lune qui ont fait leur petite musique de nuit…

     On s’attendait pour dimanche à ce que le ciel nous tombe sur la tête, contre toute attente il n’en sera rien, c’est même le soleil quoi baigna en grande partie la campagne lustrée illuminée d’une clarté heureuse et sans pareille. Les maïs se dressaient à droite, à gauche, les horizons se dévoilaient, les effets de brume embellissaient le creux des vallons. On a été 14 à dévaler à toute biture vers le Puy, grisés par le confort d’un enrobé homogène et sans accroc aucun. On s’était couvert pour se prémunir d’une froideur éventuelle (car la veille le coup de frais était sensible), mais on fera vite voler les coupe[1]vent et autres vêtements trop protecteurs, la température étant remontée en flèche eu égard à la journée précédente. Le casse-croûte était prévu au 48 avenue Foch, mais nous arpenterons les hauteurs de la ville d’abord, en allant chercher un col de l’Hermitage, suivi d’un Collet à partir duquel nous plongeâmes vers le centre historique. Comment Michel parvient-il à nous fausser compagnie à ce moment, nul ne le saura à part l’intéressé que nous attendîmes et cherchâmes près d’un quart d’heure alentour d’une bifurcation marquée par un calvaire de granit qui n’avait rien des monuments analogues qu’on voit en Bretagne.

      Jacques nous conduit à travers venelles pavées, ruelles taillées en marches d’escaliers jusqu’au cœur historique de la ville. On se plonge dans l’ambiance moyenâgeuse en effet, avec les troupes musiciennes d’époque, les métiers anciens (la fileuse), les échoppes et les couverts où l’on sert l’hypocras et la bière (elle se faisait déjà à l’époque?). Pas le temps de prendre part aux festivités, puisque nous ne fîmes qu’un passage sous forme de reconnaissance sans plus, selon le topo préparé par Jacques l’organisateur. Il est midi lorsque tout le monde, pédaleurs ou non, se retrouve à l’étage de l’immeuble de rue cossu. 

      Des nuages couvrent le ciel, le bel azur affriolant se fait rare, des noirceurs patibulaires pointent leur nez par dessus les toits (de tuiles pour la plupart), le signal de départ est donc donné relativement tôt, histoire d’essayer d’échapper à la douche promise vers 16 h. nous remonterons un peu la Loire le long d’une voie verte impeccable prise dès la gare routière du Puy. Nous n’y rencontrerons que fort peu de monde, sans doute l’attraction réside-t-elle plus ce jour dans les murs du Puy qu’en périphérie, car selon notre hôte, ça balade ferme les fins de semaine sur cette ancienne voie de la SNCF.

      Norbert, Pascal et Gérard sortiront de la trace prévue sur les GPS après une bonne dizaine de km sur cette allée sableuse tassée : trop de vent de face, pente lancinante régulière. On se retrouve à 9 à finaliser le parcours prévu. Le manteau gris attendu finit par absorber les rares restes de ciel encore décapés et bleus, le trait nuageux se fait plus tragique devant nous, il est temps de s’activer pour gagner le gîte, qui n’est pas loin. Selon le compteur de Bernard, on aura roulé 67 km pour environ 1000 m de dénivelé. Les chiffres ne veulent pas dire grand chose à ce niveau, tant ils peuvent faire abstraction de tout ce qui est décidément beau, franchement difficile ou délicat, sente, trace, draille ou route. Ce soir, lentilles du terroir, au curry, avec des bouts de saucisse bien enrobés d’une sauce un peu piquante : savoureux. Il fut même distribué pour faire passer ce plat consistant deux bouteilles d’un cru rhodanien ou circumvoisin, se rajoutant aux pichets moins goûteux mais tout de même ben descendus. 

      Le brave Régis qui préfère ne faire que la route (vu son problème de ceinture scapulaire) nous avertit de la perte de sa sacoche de vélo quelque part sur une route peu passante. Dur de communiquer avec des postes de police ou de gendarmerie quand c’est le jour du Seigneur ! Toutes les tentatives de ratissage, seul, à vélo ou accompagné en voiture n’y feront rien : objet volatilisé avec les papiers dedans et une certaine somme d’argent!

     L’ an passé, c’était Gérard qui fit les frais d’une similaire disparition, encore qu’il retrouva son bien par l’entremise d’une mystérieuse dame soucieuse de garder son anonymat mais qui sut céder à son propriétaire l’objet égaré, le lendemain seulement. Mais comme pour Gérard, l’histoire finira bien encore cette fois : Jacques récupèrera en semaine la sacoche remise a priori à un poste de police de proximité, les papiers y étaient, pas la somme d’argent. Nous clôturerons en beauté par une virée du lundi malin étonnamment lumineux et gai. Nous étions la dizaine à en vouloir toujours plus à travers collines et halliers. Jacques nous amène au sommet de Durande, qui frise les 1300 m, pas loin du point culminant du w-e (1310 m col du Rossignol). Nous respirons l’air frais qu’anime une brise typique de saison, qui fait frissonner les pieds de maïs. Il a bien plu de nuit, avec amorce de belle averse la veille à la tombée du jour, les poussières ne seront plus qu’un souvenir, qui ont passablement marqué les engins manquant de lustre, de graisse ou d’huile (pas tous quand même, certains sont très prévenants à l’égard de leur cheval de métal). Le parcours avait la longueur prévue, moins de trente bornes, mais restait trapu dans son contenu en dépit des apparences, qui se sont révélées trompeuses une fois encore. (26 km et 650 m dénivelé)

    Le gîte a été débarrassé de nos affaires avec le dernier petit déjeuner (le troisième en commun), certains se prendront la douche, moi je me changerai juste, estimant avoir peu sué. Le vent qui a viré de bord, ce n’est plus l’espèce d’autan sudiste rameteur de nues compactes, mais l’équivalent d’un mistral nettoyeur salvateur, qui a fait dégringoler notoirement le thermomètre. Mais dehors, contre les murs du gîte, sur les tables en bois, le soleil viendra à point réchauffer nos cœurs lorsque nous prendrons en commun les restes des apéritifs apportés par tout un chacun.

      La nouvelle viendra tomber en fin d’après midi, Alex et Pierrette en partance itinérante vers Bordeaux, qui sont restés sans cesse en communication avec la rue des Tribuns à Castelnau, nous transmettront la triste nouvelle. On a descendu là bas une dernière bière, le deuil dorénavant se logera quelque part en nos cœurs. Curieusement, le ciel ne s’est pas obscurci, la voûte céleste est restée claire et haute et bleue, tel un signe d’espoir et d’espérance par delà les coups durs, les issues injustes.

     Gérard nous l’a rappelé : en ce mois de septembre, on en est aux 25 ans pile de notre première rencontre informelle qui eut lieu du côté de Tende avec ses hautes crêtes frontalières : un quart de siècle. L’eau a coulé sous les ponts, les glaciers ont fondu, les étés se réchauffent, l’urbanisation continue de grignoter, nos cheveux ont blanchi, des rides se sont invitées... Pourtant vaille que vaille on a pu continuer à crapahuter, jamais au même endroit, en des sites sauvageons, comme vierges, virginaux. C’est bête à dire, cela a l’air de rien, mais n’est-ce pas cela qui compte aussi dans une vie, ces instants dérobés au temps?

     Considérer l’espace d’un instant la beauté du monde, et puis envisager l’impossible, l’irréelle, la définitive disparition de l’ami, du chantre, du généreux distributeur de randonnées en tout genre, calibrées pour l’amitié, le partage, l’humeur bonne permanente et l’avancée loin sans fatigue. Personne ne remplacera JPR. Nous prenons à chaque rencontre six ou douze mois de plus : faut-il renoncer à nos rencontres métronomes deux fois l’an ? Le peloton s’amenuise, s’effiloche, perd des unités. On accepte sa propre diminution physique, on peut ne plus faire que de la route. On peut cheminer sans un col de plus qui soit nouveau. On peut couper si le punch n’est plus au rendez-vous au bout d’un certain temps de roulage. Pourtant, à n’en pas douter, il est des fils qui nous réunissent, qui nous ont tissé un tableau de bord commun: à nous de savoir marquer avec des pierres milliaires virtuelles plutôt qu’avec une croix les futures escapades pour les saisons à venir. D’aucuns ont déjà des propositions en ce sens. On mettra la main à la pâte et le pied à l’étrier, euh, sur la pédale ! Foi de Ratabouilleur !

                                                                                                                                                                                     Victor Sieso 1992 après l’Aigoual lors d’un 200 Audax made in JPR